Expropriation de facto
Les délais devant la Commission de location immobilière de l’Ontario confinent des propriétaires immobiliers à l’expropriation, selon une demande d’action collective.

Les délais pour être entendus devant la Commission de location immobilière de l’Ontario explosent, autant pour les propriétaires que les locataires, comme je l’écrivais en juillet dernier. Or, c’est l’objet même d’une demande d’action collective entendue ces jours-ci, qui allègue que, par ces délais, l’État prive les propriétaires de la jouissance de leur bien. Autrement dit, l’engorgement du tribunal entraîne leur expropriation de facto.
Elsie Kalu, qui représente le groupe, n’est pas la seule dans sa situation devant la CLI. Elle a acheté une maison dans laquelle habitaient déjà des locataires. Elle voulait l’habiter elle-même, avec sa fille qui se trouve sur le spectre de l’autisme. Les locataires refusant de quitter les lieux et de payer le loyer, elle a soumis une demande L2 devant la CLI pour les faire expulser. Mais ce ne sera qu’en février 2023 qu’elle sera finalement entendue par le tribunal et en juillet qu’elle pourra habiter sa propriété.
La Commission de location immobilière de l’Ontario est actuellement en eaux troubles. Le rapport de l’ombudsman de la province dévoilé en mai dernier peint un portrait inquiétant des retards qu’a pris le tribunal dans des dizaines de milliers de dossiers. Locataires et propriétaires souffrent, chacun à leur manière, de ces délais. La CLI est « moribonde », écrit l’ombudsman Paul Dubé.
Les moyens pour attaquer judiciairement ces délais sont limités. La CLI dit actuellement travailler à résorber l’arriéré de dossiers à son greffe. Mais individuellement, un propriétaire ou un locataire n’a que très peu d’outils à sa disposition pour accélérer le processus, peu importe sa situation. Malgré les difficultés financières auxquelles Elsie Kalu était confrontée dans sa situation, ses demandes pour accélérer les procédures ont été refusées par la CLI.
Un cabinet de Caledonia, en Ontario, se dit « confiant » d’avoir trouvé une manière d’obtenir compensation pour les propriétaires dans une situation similaire à celle de Mme Kalu. « Notre argument est que la réglementation va jusqu’à priver tous les propriétaires, les membres du groupe, de la jouissance de leur propriété et de leurs biens pendant la période où ils attendent d’être jugés », indique Me Matthew Marshall, qui pilote le dossier.
« Le gouvernement s’est interposé entre eux et leurs biens et a dit : OK, vous savez, c’est toujours techniquement le vôtre, mais vous ne pouvez rien en faire jusqu’à ce que nous vous donnions le feu vert », image l’avocat.
Ainsi, la demande d’action collective vise spécifiquement la législation en place, la Loi de 2006 sur la location à usage d’habitation (Loi de 2006). C’est cette loi qui « guide tous les aspects de la relation entre locataires et propriétaires », crée la CLI, et dicte son fonctionnement. Selon la demande, l’Ontario, « par l’application de la Loi de 2006 et sa décision opérationnelle de permettre des délais déraisonnables perpétuels à la CLI, a, dans les faits, aboli les droits de propriété » des membres du groupe.
« Il existe un principe juridique qui dit essentiellement que si le gouvernement exproprie votre propriété et ne dit pas spécifiquement que vous ne serez pas indemnisé pour cette expropriation, il en résulte une présomption de nécessité d’indemnisation », prétend Me Marshall.
L’argument d’expropriation de facto des avocats du groupe s’appuie sur un arrêt récent de la Cour suprême, qui selon Me Marshall, a assoupli les règles d’expropriation. Dans Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax, rendu en 2022, la ville d’Halifax se voyait accusée d’appropriation par interprétation sans indemnisation des terrains de la compagnie Annapolis Group. Par ses règlements de zonage, la ville empêchait le groupe d’une utilisation « raisonnable » de son terrain.
« La limite entre un règlement valide et une appropriation par interprétation est franchie lorsque l’effet de l’activité réglementaire prive le demandeur de l’utilisation et de la jouissance de son bien d’une manière appréciable et déraisonnable, ou entraîne la confiscation effective du bien », écrit la majorité dans Annapolis Group.
Pour Me Marshall, il y a là une poignée juridique intéressante. Il soutient que le gouvernement tire un avantage des délais devant la CLI. « Nous soutenons que le gouvernement bénéficie d'un avantage en traitant la propriété du propriétaire essentiellement comme une extension du logement public », soutient l’avocat en entrevue.
Le 22 septembre dernier, le procureur général de l’Ontario (PGO) a plaidé une demande en rejet de la demande d’autorisation d’action collective. « Il est clair et évident que la demande ne révèle aucune cause raisonnable d'action contre la Couronne. Au fond, la demande découle de litiges entre des propriétaires et leurs locataires. Il n'y a pas de cause raisonnable d'action contre la Couronne dans ces circonstances », selon la demande en rejet.
Le PGO rejette l’argument de la demande comme quoi la province aurait reçu quelconque « avantage ou bénéfice » des allégations de la demande. Au contraire, ce n’est pas l’État qui bénéficie des délais devant la CLI, mais bien les locataires eux-mêmes. Et puisque Mme; Kalu s’est vue donner l’accès à sa propriété le 31; juillet; 2023 par la CLI, « ces retards ne constituent pas un “déni permanent ou indéfini de l’accès à la propriété” ». Autant d’arguments qui militent en faveur du rejet de la demande d’autorisation, selon le PGO.
La décision de la Cour supérieure de l’Ontario devrait tomber dans les prochaines semaines.
L’argument d’expropriation a-t-il le potentiel de resserrer les délais devant la CLI ? La voie procédurale est originale. Matt Marshall n’a pas trouvé de jurisprudence où une procédure tentait de s’attaquer de la sorte à des délais administratifs ou à leurs conséquences.
Chose certaine, ce sont des dizaines de milliers d’Ontariens qui seraient concernés si la cour accueillait cette demande d’autorisation d’action collective.